La naissance d'organisations patronales dans le secteur textile à Roubaix-Tourcoing telles que Familia, puis le Consortium de l'industrie textile de Roubaix-Tourcoing s'inscrit dans un contexte historique particulier.
On peut dire qu'au début du vingtième siècle, l'industrie textile à Roubaix-Tourcoing constitue le fer de lance de l'économie. Le secteur textile est marqué par la prédominance des industries lainières et cotonnières. L'exposition internationale des industries textiles de Tourcoing en 1906 consacre en quelque sorte la puissance industrielle de Roubaix et de Tourcoing qui occupent une grande partie de la population active dans le textile. A la veille de la première guerre mondiale, environ quatre-vingt pour cent de la population active de Roubaix est occupée par l'industrie textile. Toutefois, les conditions de vie difficiles des ouvriers rendent nécessaire l'apparition d'organisations à vocation sociale.
Les industriels nordistes sensibilisés aux problèmes sociaux suivent l'exemple de Romanet, ingénieur de la maison R. Roya à Grenoble, qui accorde en 1916 aux membres de son personnel les premières allocations familiales et est l'iniateur des premières caisses de compensation. Dans une conférence qu'il donne le 27 octobre 1918 à l'Union fraternelle du commerce et de l'industrie de Lyon, Romanet estime que "pour éviter que, dans une industrie, le patron ne soit influencé dans le choix de ses ouvriers par la perspective de ses charges de famille, jugées excessives pour lui, le Syndicat des constructeurs (de Grenoble) a décidé de prendre à sa charge le paiement de la totalité des allocations familiales. Une caisse spéciale a été établie ; elle est alimentée par les industriels au prorata du nombre d'ouvriers qu'ils occupent. Elle porte le nom de caisse de compensation des indemnités et allocations de famille".
L'initative prise par Romanet en 1916 sert d'exemple dans toute la France.Ainsi, c'est à Lorient, en avril 1918, qu'on assiste à la fondation de la Caisse familiale ouvrière groupant les principales usines de la ville. De Lorient, un vaste mouvement en faveur du développement des caisses de compensation se développe et gagne les usines métallurgiques de Saint-Dizier en mai 1919, celles d'Epernay en juin, puis les entreprises textiles de Rouen, Nantes en décembre, Charlevilles et Bordeaux en janvier-février 1920, puis Roubaix-Tourcoing.
La période allant de 1884 à 1918 est marquée par un formidable développement du syndicalisme ouvrier et surtout patronal. Pour André François-Poncet (1887-1978), homme politique français, "en 1899, le patronat français, éparpillé, désorienté, découragé, ne paraît pas de taile à supporter même la comparaison avec un syndicalisme ouvrier tout frémissant d'ardeur et conduit par des chefs ambitieux et hardis. A la veille de la guerre, le tableau est changé, l'organisation syndicale du patronat est en progrès, l'organisation syndicale des ouvriers est plutôt stationnaire..."
Cet essor du syndicalisme n'aurait pu se faire sans la loi du 21 mars 1884 dite Waldeck-Rousseau qui met en place le cadre juridique des structures syndicales patronales et ouvrières et selon laquelle "les syndicats ou associations professionnelles, même de plus de vingt personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes concourant à l'établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement sans l'autorisation du gouvernement".
Cette nouvelle législation provoque et favorise l'éclosion de nombreuses organisations syndicales dans le secteur textile, même si Georges Berry, ancien député de la Seine, déclare au début du vingtième siècle que " le syndicalisme patronal n'existe pas. Autant les ouvriers se mirent d'empressement et d'activité afin de profiter de la loi de 1884 et furent promptement en mesure de s'unir et de défendre les intérêts du prolétariat, autant les employeurs demeurèrent insouciants, semblant ignorer qu'un syndicalisme bien organisé pouvait non seulement leur fournir la possibilité de se protéger contre les prétentions exagérées des salariés et de l'Etat, mais encore de leur donner les moyens de développer la propriété commerciale, industrielle de la France..."
Par aileurs, la première moitié du siècle est marquée par un interventionnisme croissant de l'Etat dans le domaine social. La loi du 5 avril 1928 instituant les assurances sociales, celle du 11 mars 1932 généralisant les alocations familiales sont des exemples significatifs. Après la guerre, en 1945-1946, un ensemble de textes regroupant et modifiant trois législations jusqu'alors bien distinctes (accidents du travail, assurances sociales et prestations familiales) consacre en France l'idée de sécurité sociale.
C'est dans ce contexte relativement proice que s'inscrit donc l'apparition à Roubaix-Tourcoing d'organisations patronales telles que Familia puis le Consortium de l'industrie textile de Roubaix-Tourcoing.
Une organisation pionnière : Familia.
Avant d'évoquer le Consortium, il est indispensable de dire quelques mots sur une des premières caisses de compensation d'allocations familiales, considérée comme l'ancêtre du Consortium : Familia.
Créée le 15 mars 1919 par Eugène Mathon et certains industriels de Roubaix-Tourcoing qui ont compris l'impérieuse nécessité d'aider les ouvriers face à la cherté de la vie, cette asociation industrielle qui débute officiellement le 1er août 1919 a pour objet "l'étude et la réalisation des moyens de nature à parer, surtout par subvention, à l'effort personnel de l'ouvrier et au profit du personnel des asociés, aux principaux aléas de l'existence des travailleurs, et à contribuer à la moralisation et à la pacification sociale par l'union du capital et du travail".
L'administration de Familia est assurée par un comité directeur de huit membres choisis parmi les adhérents. Ce comité établit le barème des allocations familiales à payer, fixe le montant des participations patronales et statue sur les situations particulières faites aux ouvriers.
Très vite, l'action sociale de Familia se développe. Dès les premiers mois de sa fondation (août-novembre 1919), l'association répartit entre les familles nombreuses de ses adhérents la somme de soixante et un mille quatre cents francs. sur ce chiffre, cent neuf primes de cent francs sont attribuées pour les naissances nouvelles.
Cette association pionnière dans le domaine de l'action sociale voit le nombre de ses adhérents croître. En 1919, le nombre de patrons adhérents est de quatorze. Le 6 avril 1920, les adhérents sont soixante-dix-sept. C'est d'ailleurs à cette date que, la décision ayant été prise de payer les allocations familiales chez tous les adhérents des syndicats patronaux, le Consortium est définitivement constitué.
Après une brève existence, Familia disparaît le 1er avril 1920 laissant donc place au Consortium qui reprend la Caisse de compensation à son compte.
Naissance et action du Consortium
L'industrie textile de Roubaix-Tourcoing pendant l'Entre-deux-guerres est incontestablement dominée par le Consortium. Cette organisation est présidée par Joseph Wibaux.
Mais, les véritables dirigeants de l'action du Consortium sont Eugène Mathon et surtout son administrateur-délégué, Désiré Ley. Cet émigré d'Alsace-Lorraine est le véritable inspirateur de l'action du Consortium. Forte personnalité, il domine l'industrie textile dans les régions de Roubaix-Tourcoing, Halluin, Wervicq, Comines et même Armentières. A la mort d'Eugène mathon en 1935, son influence se réduit considérablement. Michel Hastings évoque l'opinion négative que Georges Valois a du chef du Consortium : "Désiré Ley est un personnage énigmatique. Il est en apparence le serviteur du patronat. En fait, il a réussi à devenir le dictateur de la région, sous le masque de l'humilité, comme Uriah Heep dans David Copperfield. C'est un petit homme rond, râblé, à l'oeil hors de la tête, dont le regard est déformé par d'énormes verres pour une myopie monstreuse. Il a le dos obséquieusement courbé, juste ce qu'il faut pour le faire croire, et la courbure de son discours est égale à celle de son dos. Mais tout à coup un regard qui saute hors de ses verres, un geste coupant, une parole brève, vous avertissent que ce rustaud, qui se grime en valet intelligent et dévoué à ses maîtres, est en vérité maître de ses maîtres, les dupe et se donne, en secret, une fête prodigieuse avec le spectacle de ses duperies".
Le Consortium est en fait une association de patrons développant une action sociale dans les milieux ouvriers.
Le Consrtium est également un véritable organe de résistance qui permit aux patrons de résiter à de nombreux conflits sociaux grâce au versement d'indemnités de grêves.
On peut estimer que c'est l'une des premières associations qui a mis en oeuvre en France un régime d'allocations familiales. C'est sans doute pour cette raison que le nombre d'adhérents se développe rapidement : alors qu'au 31 décembre 1920 le nombre d'adhérents est de deux cent quarante-six, ils se retrouvent trois cent quatre-vingt-huit au 30 avril 1929.
Parmi les organisations patronales affiliées au Consortium, on peut citer : le Syndicat des fabricants de tissus, l'Association des teinturiers-apprêteurs, le Syndicats des peigneurs, l'Association des retordeurs, le Syndicat des fabriquants d'ameublement, le Syndicat des filateurs de coton, l'Union des filateurs de laine peignée, l'Union des filateurs de laine cardée, l'Association des teinturiers en matières, le syndicat des négociants en laines et déchets de Roubaix-Tourcoing, le Syndicat des laveurs et cardeurs de Roubaix-Tourcoing.
Fonctionnement
Le fonctionnement du Consortium est relativement classique. Chaque organisation adhérente désigne deux industriels comme membres du conseil d'administration.
Le Consortium est également doté d'un secrétariat patronal qui s'occupe des questions de salaires et des rapports entre ouvriers et industriels. Un conseil d'administration du 21 mars 1921 nomme une Commission de direction chargée d'établir le programme d'action sociale du Consortium.
Les relations avec les industriels se font à l'aide de notes confidentielles et de circulaires signées par Désiré Ley. Elles permettent d'informer les adhérents sur les grandes positions prises par l'organisation.
Il faut noter que pour étendre son rayon d'action, le Consrtium accepte même l'adhésion de corporations étrangères au textile. Toutes les charges sont égales entre les adhérents. Chaque industriel paye une cotisation égale à 5,5 % des salaires gagnés dans son établissement. C'est avec le produit de cette cotisation que le Consortium peut payer ses frais généraux, ses oeuvres sociales et les subventions qu'il accorde à diverses associations.
Le Consortium s'occupe des questions de salaires, grèves et oeuvres sociales jusqu'en 1921. C'est à cette date que fut constituée la Commission intersyndicale qui gère les questions de salaire et de grève.
Parallèlement, le Consortium continue mais avec comme seul objectif les oeuvres sociales. D'ailleurs le chiffre total des oeuvres sociales pour les adhérents du Consortium s'élève au 30 avril 1929 à un peu plus de cent soixante-huit millions de francs.
Primes et allocations
A côté des allocations familiales, il est marquant de constater l'attribution par le patronat de nombreuses primes et allocations. Sans doute peut-on y voir une influence plus ou moins directe de l'encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891, promulguée par Léon XIII, selon laquelle "il faut par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritée."
Parmi les nombreuses aides allouées par le Consortium dans différents domaines tels que le logement ou encore la maladie, plusieurs peuvent être mises en exergue :
- le sursalaire familial : c'est pour permettre aux pères de famille d'élever leurs enfants sans avoir recours à l'assistance publique que Familia crée le sursalaire familial. Cette prime, accordée aux ouvriers en plus de leur salaire, varie selon le coût de la vie. Le Consortium applique cette mesure à ses adhérents au 1er mars 1920.
- la prime de fidélité : créée au 1er juiller 1930 par le Consortium, elle a pour but d'assurer une certaine stabilité du personnel dans les usines. Les patrons la paient donc à leurs ouvriers ayant une année de présence ininterrompue dans leur usine.
- la dotation aux chefs de famille française : elle est accordée dès le 1er janvier 1938 par les patrons adhérents au Consortium au père, à la mère veuve ou à l'aîné d'orphelins de père. Cette dotation est payeé aussi longtemps qu'un salaire supplémentaire n'est pas joint à celui du chef de famille.
- l'allocation militaire : le Consortium est sensible à la condition ouvrière pendant la guerre. Dès 1938, son conseil d'adminsitration du 2 octobre décide d'accorder aux ouvriers mobilisés une allocation de quarante francs par jour ouvré.
Contestation de l'activité du Consortium
Toutefois l'action de Désiré Ley à la tête du Consortium est loin de faire l'unanimité. Cet antagonisme à l'égard du Consortium vient des ouvriers qui n'ont que la grève pour se faire entendre, des syndicats chrétiens, mais aussi de certains industriels qui décident de créer une nouvelle organisation dans l'industrie textile. En effet, de nombreux industriels tels que Maurice Olivier (1886-1972) ou encore Philippe Leclerc (1899-1980) sont aux premiers rangs des patrons qui veulent briser l'hégémonie du Consortium.
Ils considèrent que Désiré ley impose une sorte de "dictature" en interdisant aux industriels de négocier directement avec leur personnel. En effet, selon ce dernier, "la fin de la grève ne dépend pas du patron mais de son organisation".
* Le patronat du Nord de la France est confronté à de nombreuses grèves.
Gérard Funffrock signale dans sa thèse sur les grèves ouvrières dans le Nord de 1919 à 1935 que pour ce qui est du pouvoir de mobilisation durant cette période, c'est le textile qui domine de loin tous les autres secteurs d'activité.
La principale revendication des grévistes dans l'industrie textile de Roubaix-Tourcoin au début du siècle est l'augmentation des salaires.
Dès les années 1920-1930, les grèves commencent à se généraliser. Ces deux villes ne sont pas les seules à être touchées par les mouvements sociaux. Halluin connaît d'août à avril 1929 une grève de neuf mois qui apparaît comme un véritable bras de fer entre le Consortium et les ouvriers. Si les mouvements de protestation lancés par les ouvriers connaissent des échecs, certains ont des conséquences sur le patronat. C'est le cas de la grève des établissements Lemaire et Dillies à Roubaix. Mille cent ouvriers se mettent en grève le 13 décembre 1937 à la suite de licenciements. Le gouvernement décide de réquisitionner pour les besoins de la défense nationale ces établissements qui fabriquent du drap militaire. Suite à cette prise de position gouvernementale, la Commission intersyndicale décide de se dissoudre. Dans son communiqué, elle signale que "par le truchement d'une réquisition d'un établissement industriel, mais en réalité pour imposer par la force le réembauchage d'ouvriers régulièrement et légalement licenciés en décembre 1937... la liberté d'embauchage et de débauchage est ainsi enlevée définitivement aux patrons français, par un acte gouvernemental qui servira de précédent. La Commission intersyndicale patronale mise dans l'impossibilité de continuer son action sociale a décidé sa dissolution le 23 septembre 1938".
* D'autre part, les syndicats libres ouvriers, c'est-à-dire les syndicats chrétiens, ne restent pas immobiles face à la politique menée par Désiré Ley. Ce dernier est, avec Eugène Mathon, est hostile au développement du syndicalisme chrétien après le premier conflit mondial. Il faut dire que les actions des syndicats chrétiens sont peu favorables au chef du Consortium. Lors des grèves d'Halluin de 1928-1929, le cardinal Liénart a soutenu les grévistes. De ce fait Eugène Mathon écrit au cardinal Sbaretti, préfet de la Sacrée congrégation du concile, pour dénoncer les tendances socialistes des syndicats chrétiens, leur collusion avec les organisations révolutionnaires et leurs visées politiques.
* Enfin, l'arrivée d'une nouvelle génération de patrons déclenche un processus qui aboutit à la naissance d'une nouvelle organisation patronale : le Syndicat patronal textile de Roubaix-Tourcoing. Cette organisation est créée le 1er juillet 1942 grâce à la fusion de l'Union syndicale de Roubaix-Tourcoing, de la section textile du Groupement patronal interprofessionnel et de l'Union des fabricants de tissus, robes et draperies. C'est un fabriquant de tissus, Bernard d'Halluin, qui préside cette nouvelle organisation.
En 1965, le conseil d'administration du Consortium est totalement renouvelé et entreprend sous l'impulsion de Jules Despature de régénérer l'administration si longtemps dirigée par Désiré Ley.
En janvier 1966, désiré Ley part en retraite. Jacques Dumortier dans son livre sur le Syndicat patronal textile de Roubaix-Tourcoing explique que son poste est alors occupé par un directeur du Syndicat patronal, Paul Saint-Aubert, afin d'assurer une coordination plus parfaite de l'action du Syndicat patronal et de la Caisse de compensation du Consortium.
Deux structures au service du Consortium : la Caisse de compensation et la Société immobilière.
* Présidée par Joseph Wibaux et administrée par Désiré Ley, la Caisse de compensation professionnelle du Consortium de l'industrie textile de Roubaix-Tourcoing englobe toutes les profession de l'industrie textile, les imprimeurs et les négociants en charbon. Cette caisse a pour objet la création et la gestion dans les conditions prévues par le loi du 11 mars 1932 d'un service d'allocations familiales en faveur du personnel des employeurs adhérents.
* La Société immobilière du Consortium, société anonyme au capital de deux millions de francs constituée le 23 septembre 1920, assure la gestion et l'administration des biens immobiliers qu'elle possède, en particulier de l'immeuble de la place de la fosse-aux-chênes à Roubaix, siège social du Consortium, et également de l'hôpital Vincent à Berck-plage destiné à recevoir les enfants des ouvriers. De nos jours, la société immobilière s'est transformée en association.
La fin : la fusion dans le Syndicat patronal textile du Nord de la France (Texnord).
Le consortium fusionne en 1994 avec les autres organisations patronales de Lille et de Roubaix-Tourcoing pour former le Syndicat patronal textile du Nord de la France (Texnord). Il y rejoint ainsi le Syndicat patronal textile de Roubaix-Tourcoing (né en 1942), le Syndicat patronal d'Halluin et de la vallée de la Lys, ainsi que le Syndicat patronal textile de Lille qui avaient déjà fusionné en 1971.